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Le Martinisme

Naissance du Martinisme

Le martinisme est un courant spirituel issu du théosophe français Louis Claude de Saint-Martin. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, ce dernier ne fonda jamais ni secte, ni ordre initiatique. Son œuvre est essentiellement théosophique et philosophique.

Né à Amboise le 18 janvier 1743, le marquis Louis-Claude de Saint-Martin devint avocat, avant d'entrer dans l'armée. Muni d'une patente d'officier, il intégra le régiment de Foix qui tenait garnison a Bordeaux, rejoignant ainsi le riche milieu initiatique du Sud-Ouest de la France dont nous avons parlé dans l’aperçu historique de l’Ordre. C'est dans cette ville qu'il rencontra M. de Grainville et se fit initier dans l'Ordre Maçonnique des Elus-Cohens fondé par Martines de Pasqually. Maçon depuis 1765, Saint-Martin fut ébloui par Martines dont il devint le secrétaire. Haut dignitaire cohen, promu au grade suprème de « Réau-Croix », Saint-Martin abandonna quelques années plus tard ses activités maçonniques, sans renier son initiation « cohen ». Il se consacra à ses études métaphysiques, devenant le plus grand des théosophes français de son temps (terme à prendre au sens religieux du XVIII° siècle).

Quand Saint-Martin découvrit et traduisit avec un réel enthousiasme l'œuvre de Jacob Böhme, ilne manqua pas de faire le rapprochement avec le gnosticisme initiatique et théurgique de son ancien maître Martines de Pasqually. Il dira que Martines avait la « clé active » de « tout ce que notre cher Böhme expose dans ses théories ». C’est un « excellent mariage que celui de notre premiere École et de notre ami Böhme. » Mais Saint-Martin souhaitait placer la théurgie sous le contrôle de la mystique. Cette dernière, selon lui, va droit a la région supérieure, tandis que la première s'exerce dans une région ou le Bien et le Mal sont confondus et mêlés.

Saint-Martin choisit pour nom d'auteur celui de « Philosophe inconnu ». C'est sous ce pseudonyme qu'il publia une œuvre importante, dont voici quelques titres : Des erreurs et de la vérité; Le Tableau naturel des rapports qui exis-tent entre Dieu, l'Homme et l'Univers; L'Homme de désir; Ecce homo; Le Crocodile; Le Ministere de l'Homme-Esprit, etc.

Par l'ampleur de son oeuvre et la profondeur de sa vision intérieure, le Philosophe inconnu a pu a juste titre être appelé le « Swedenborg français ». La plupart de ses ouvrages ont été écrits entre les années 1775 et 1803, année de sa mort survenue à Châtenay, près de Paris.

La richesse de son œuvre, associée à ses études auprès de Martines de Pasqually, entraîna de nombreux disciples parmi les maçons occultistes de son temps et contribua a faire connaître le système de Jacob Böhme.

 

Le Martinisme et l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix

Quelques mois après avoir créé l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, soit plus de quatre-vingts ans apres la mort de Saint-Martin, Papus et Chaboseau, tous deux membres de la direction de l’Ordre découvrirent qu’ils avaient reçu une filiation remontant au célèbre théosophe.

Papus affirma avoir été initié en 1882 au grade de « Supérieur Inconnu » par Henri Delaage qui se réclamait d’un lien direct avec Saint-Martin par le système « d’initiations libres ». Quant à Chaboseau, sa filiation lui aurait été transmise par sa tante Amélie de Boisse-Mortemart. Tous les deux décidèrent de s’initier mutuellement et informèrent immédiatement les autres responsables de l’Ordre. Papus et Chaboseau confirent essentiellement spirituelle cette filiation de Louis-Claude de Saint-Martin à l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix. Comme le déclara Delaage, elle n’était alors matérialisée que par « deux lettres et quelques points ».

Immédiatement conscient de la richesse de cet héritage, l’Ordre donne un corps à cette transmission en l’associant à l’initiation de « Philosophe Inconnu » du système maçonnique de H.-T. de Tschoudi. Puis cette cérémonie de « Supérieur Inconnu » devint le degré préliminaire de l’Ordre. La version maçonnique qui était à l’origine essentiellement symbolique fut ainsi activée par les connaissances opératives des membres de l’Ordre. L’Etoile Flamboyante put alors pleinement rayonner de nouveau.

A partir de ce moment, tout nouveau membre de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix devait d’abord être reçu Supérieur Inconnu, Adepte de Saint-Martin. Cet engagement moral accompli, les études et initiations de l’Ordre pouvaient débuter.

L'actuel Ill. Grand Patriarche Rose-Croix Jean-Louis de Biasi a reçu l'ensemble des filiations martinistes, ce qui fait de l'Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix d'aujourd'hui l'un des plus légitimes vis à vis du Martinisme.

 

Naissance de l’Ordre martiniste

Quelques années plus tard, en 1891, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix demanda à Papus de développer l’initiation de Supérieur Inconnu sous la forme d’un Ordre extérieur dont le rôle essentiel serait la spiritualité et la chevalerie chrétienne. Papus choisit de le structurer selon l’échelle maçonnique en trois grades. La seule réelle initiation fut évidemment la dernière, celle de S.I. (Supérieur Inconnu). Nulle ambiguité dans la mission confiée à Papus. Il s’agissait de permettre à un plus grand nombre de personnes de découvrir la pensée de Saint-Martin et d’entreprendre la démarche morale représentée dans la plus pure forme de chevalerie chrétienne.

Cette structure donna une perennité certaine à l’Ordre Martiniste qui continua à se développer après la mort de Papus et à se ramifier suviant les aléas de son histoire.

De son côté, l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, fidèle à sa démarche, continua à accepter en son sein des candidats ayant déjà reçu l’initiation de Supérieur Inconnu ou la leur transmettait selon la forme originelle comme préalable à la démarche entreprise en son sein.

 

La doctrine Martinésiste

Il convient de débuter par une présentation succincte de la doctrine de Martinès de Pasqually. Nous vous renvoyons pour des compléments d’analyse aux historiens français de référence, Robert Amadou, Serge Caillet et Antoine Faivre.

G.Van Rijnberk présente ainsi l’enseignement de Martinès : “Pour se former une idée de son enseignement il nous reste trois sortes de documents : 1° Son “Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines” ; 2° Les rituels et catéchismes de son Ordre des Élus Coens ; 3° Les lettres sur les opérations magiques adressées par le Maître à Willermoz.

Le Traité contient la doctrine secrète (qui était réservée uniquement aux Réau-Croix de l’Ordre) : Il traite de la chute de l’esprit, de la chute de l’Homme dans la matière, de l’Histoire occulte du Cosmos et de la Terre, du rôle ésotérique du Mal et des puissances démoniaques, et enfin de la possibilité d’un retour de l’humanité à son premier état de gloire.

Les rituels et catéchismes de l’Ordre exposent cette même doctrine, mais en la voilant sous les broderies et ornements de détails mythiques suivant le procédé maçonnique. Ils enseignent également comment l’homme peut se purifier et essayer de se rendre digne de jouir, après la mort, de la totalité de ses privilèges primitifs.

Enfin les lettres de Willermoz enseignent les moyens théurgiques pour se mettre en rapport avec les esprits des sphères supérieures et suprêmes.”[1]

“La doctrine de Martinès est une doctrine de la réintégration des êtres. Réintégration implique expulsion préalable, drame et dénouement. Par le culte et les pratiques opératives (évocations), l’homme doit obtenir sa réconciliation avec Dieu, puis sa réintégration en son état primitif.”

Il est intéressant de remarquer que cette doctrine pourrait par certains points se rapprocher des conceptions hermétiques de la tradition néoplatonicienne. Toutefois le discours est souvent confus, lourd et surchargé de tournures alambiquées. On ne retrouve rien du style qui fut celui des auteurs grecs ou romains.

Pour Martinès, Dieu a émané des êtres spirituels dont certains vont céder à l’orgueil et cherchant à égaler Dieu vont devenir eux-mêmes créateurs. Pour les punir, le Créateur les bannit du monde spirituel dans lequel ils se trouvaient. Dieu créa ensuite un androgyne, Adam, pour dominer ces esprits. Mais il devint à son tour la victime en voulant à son tour créer. Il fut alors exilé sur la terre sans contact avec Dieu et devra à partir de ce moment là utiliser des esprits intermédiaires pour retrouver cette communication avec son Créateur et se réconcilier avec lui. C’est l’objet de toutes les opérations de théurgie enseignées par Martinès. Il pourra ensuite être réintégré dans sa forme et ses fonctions originelles et entraîner à sa suite toutes les créatures encore coupées de Dieu.

Bien évidemment bon nombre de détails et d’épisodes enrichissent ce mythe et en structurent les pratiques théurgiques.

Ainsi sont présentées sous une forme très simple la doctrine et les idées de Martinès. Saint-Martin va, comme nous l’avons dit, rejeter la voie extérieure sans pour cela la renier. Il reconnaîtra cependant toujours la valeur et l’efficacité des études et enseignements de son maître mais jugera cette voie trop dangereuse. Sa sensibilité le guidera donc vers d’autres horizons. Sa doctrine resta toutefois la même sur le fond, c’est-à-dire sur les conceptions de la chute de l’esprit et de l’homme dans la matière et la possibilité d’un retour de l’humanité à son premier état de gloire. C’est le chemin plus connu sous le nom de réintégration ou selon les mots des Réaux+Croix, celui de la réconciliation.

La doctrine Martiniste

 

Penchons nous donne donc maintenant sur l’enseignement et la progression de la pensée de Saint-Martin. R. Amadou écrit : “ Saint-Martin fut Franc-Maçon, Saint-Martin fut Elu-Cohen, Saint-Martin adhéra au Mesmérisme. Il se prêta de bonne grâce aux rites et usages de ces sociétés. Il se conduisit en membre irréprochable de fraternités initiatiques. Mais cette attitude ne représente qu’une époque de sa vie. ”[2] C’est là un point capital qu’il faut noter sans toutefois l’extrapoler. Le secrétaire de Martinès, praticien de la théurgie s’en est détourné. “ Maître, dit-il un jour à Martinès, faut-il tant de choses pour prier Dieu ? ” Cette tendance de plus en plus forte en lui l’emporta. En effet, par-dessus tout, sa quête était celle de Dieu. Sans cesse le poussera la soif du Bien, du Beau et du Vrai que Dieu seul peut étancher. Ainsi son évolution intérieure va le conduire à s’éloigner des phénomènes pour s’unir à la voie intérieure qui sera nommée plus tard, voie mystique ou cardiaque. Après avoir pratiqué les rites de Martinès, il lit les auteurs à la mode, Voltaire, Rousseau, Montesquieu dont nous parlions tout à l’heure, “ écrivains fort peu mystiques. ” Mais Saint-Martin est devenu capable de penser par lui-même, d’élaborer son oeuvre, de synthétiser sa pensée.

Puis, “ se produisit la révélation qui transforma sa vie : Saint-Martin découvrit Jacob Böhme. ”[3] Nous disons transformation mais il nous faut voir là une vraie illumination intérieure qui modifia la pensée et la vie de Saint-Martin jusqu’à sa mort. Le message de Jacob Böhme rejaillit sur le philosophe inconnu, le purifia en lui apportant une vérité qu’aucune des pratiques des Elus-Cohens n’avait pu lui apporter. Ce fut l’apparition dans l’ésotérisme français de la voie intérieure par son oeuvre tout d’abord mais aussi par la traduction qu’il fit de certaines oeuvres de Böhme. Analyser en détail la pensée du Philosophe Inconnu nous emmènerait beaucoup trop loin sur cet exposé de la voie martiniste, c’est pour cela que nous allons donner la vision la plus concise possible de ce qu’était pour lui 1a voie intérieure, la recherche de la Sophia divine. De cette façon les grandes lignes de sa pensée seront tracées, et replacées dans sa vision personnelle. Examinons tout d’abord ce qu’il écrivit de Jacob Böhme dans l’introduction de sa première traduction :

“ Jacob Böhme, connu en Allemagne, sous le nom du Philosophe Teutonique, et auteur de “ L’Aurore Naissante ”, ainsi que de plusieurs autres ouvrages théosophiques, est né en 1575, dans une petite ville de la Haute Luzace, nommée l’ancien Seidenburg, d’un demi-mille environ de Gorlitz. Ses parents étaient de la dernière classe du peuple, pauvres, mais honnêtes. Ils l’occupèrent pendant ses premières années à garder les bestiaux. Quand il fut un peu plus avancé en âge, ils l’envoyèrent à l’école, où il apprit à lire et à écrire ; et de là ils le mirent en apprentissage chez un maître cordonnier à Gorlitz. Il se maria à 19 ans, et eut quatre garçons, à l’un duquel il enseigna son métier de cordonnier. Il est mort à Gorlitz en 1624, d’une maladie aiguë.

Pendant qu’il était en apprentissage, son maître et sa maîtresse étant absents pour le moment, un étranger vêtu très simplement, mais ayant une belle figure et un aspect vénérable, entra dans la boutique, et, prenant une paire de souliers, demanda à l’acheter. Le jeune homme ne se croyant pas en état de vendre ces souliers, refusa de les vendre ; mais l’étranger insistant, il les lui fit un prix excessif, espérant par là se mettre à l’abri de tout reproche de la part de son maître, ou dégoûter l’acheteur. Celui-ci donna le prix demandé, prit les souliers, et sortit. Il s’arrêta à quelques pas de la maison, et d’une voix haute et ferme, il dit : “ Jacob, Jacob, viens ici ”. Le jeune homme fut d’abord surpris et effrayé d’entendre cet étranger qui lui était tout à fait inconnu, l’appeler ainsi par son nom de baptême, mais s’étant remis, il alla à lui. L’étranger d’un air sérieux, mais amical, porta les yeux sur les siens, les fixa avec un regard étincelant de feu, le prit par la main droite. Et lui dit : “ Jacob, tu es peu de chose ; mais tu seras grand, et tu deviendras un autre homme, tellement que tu seras pour le monde un objet d’étonnement. C’est pourquoi sois pieux, crains Dieu et révère sa parole ; surtout lis soigneusement les écritures saintes, dans lesquelles tu trouveras des consolations et des instructions, car tu auras beaucoup à souffrir ; tu auras à supporter la pauvreté, la misère, et des persécutions mais sois courageux et persévérant, car Dieu t’aime et t’est propice. ”

Sur cela l’étranger lui serra la main, le fixa encore avec des yeux perçants et s’en alla, sans qu’il y ait d’indices qu’ils se soient jamais revus.

Depuis cette époque, Jacob Böhme reçut naturellement, dans plusieurs circonstances différents développements qui lui ouvrirent l’intelligence sur les diverses matières, dont il a traité dans ses écrits. ” [4]

Nous sommes ici dans un cadre tout à fait différent que celui qu’il connut avec Martinès. Il ne s’agit pas ici d’un théoricien de l’occulte ou d’un maître savant en connaissance magique, mais d’un simple cordonnier, d’un homme sans grandes connaissances intellectuelles. Il faut bien réaliser que dans la pensée du XVIIIème siècle un tel homme tranche sur le milieu ésotérique ou mystique. Nous ne trouvons point d’initiations cérémonielles et savantes ; seule la rencontre entre deux hommes, un cordonnier et un étranger qui lui ouvrit ou lui révéla la porte unique menant au royaume de l’Esprit.

Jaillissent alors par cette ouverture toutes les connaissances extraordinaires de ce mystique qui illuminèrent bon nombre d’individus et en particulier Saint-Martin. Ainsi le message du cordonnier de Gorlitz va guider sa pensée, l’orienter, le soutenir dans sa recherche et lui ouvrir les portes de “ l’au-delà de l’esprit ” hors des écueils des philosophes. Point important de la doctrine, la Sophia va se situer au centre du débat entre plusieurs théosophes de ce siècle.

Citons pour situer cette idée un fragment du livre des Proverbes VIII-22.23 et 30.31 “L’Éternel me possédait au commencement de son activité. Avant ses oeuvres les plus anciennes. J’ai été établie depuis l’éternité. Dès le commencement, avant l’origine de la terre. [...] J’étais à l’oeuvre auprès de lui et je faisais de jour en jour ses délices, jouant devant lui tout le temps, jouant sur la surface de la terre, et trouvant mes délices parmi les êtres humains. ” Dans cette perspective, Koyré écrit : “ La sagesse divine est, pour ainsi dire, le plan, le modèle préexistant de la création. Elle ne crée pas elle-même, elle n’engendre pas. Elle n’est que le monde idéal ou son image. Un idéal et non une fiction, et c’est pourquoi elle possède une certaine réalité ; elle représente l’harmonie des puissances créatrices de Dieu... ” Böhme écrit : “ Cette vierge est une similitude de Dieu, son image, sa Sagesse dans laquelle l’esprit se voit et dans laquelle l’Éternel révèle ses merveilles,.. ”[5] “ La Sagesse divine appelée encore Sophia, Verbe éternel, Gloire et Splendeur de Dieu, est donc un miroir, un quatrième terme que Dieu s’oppose pour pouvoir s’y réfléchir, se réaliser et prendre pleine conscience de soi-même ” [6]. Dans l’introduction au “ Ministère de l’Homme-Esprit ” (Paris 1802) il résume avec une remarquable clarté les bases de cette tradition sophiologique occidentale ; représentant l’essentiel de l’idée que Saint-Martin se fait de cette notion, ce texte est d’une grande importance : “ La nature physique et élémentaire actuelle n’est qu’un résidu et une altération d’une nature antérieure, que J. Böhme appelle l’éternelle nature ; (...) cette nature actuelle formait autrefois dans toute sa circonscription, l’empire et le trône d’un des princes angéliques, nommé Lucifer ; (...) ce prince ne voulant régner que par le pouvoir du feu et de la colère, et mettre de côté le règne de l’amour et de la lumière divine, qui aurait dû être son seul flambeau, enflamma toute la circonscription de son empire ; (...) la sagesse divine opposa à cet incendie une puissance tempérante et réfrigérante qui contient cet incendie sans l’éteindre, ce qui fait le mélange du bien et du mal que l’on remarque aujourd’hui dans la nature. ” “ L’homme, explique ensuite Saint-Martin, est placé dans la nature pour contenir Lucifer dans l’élément pur ; il est formé du feu, du principe de la lumière, “ et du principe quintessentiel de la nature physique ou élémentaire. ” Pourtant, il se laisse “ plus attirer par le principe temporel de la nature que par les deux autres principes ”, et tombe dans le sommeil et la matière. (...) “ Les deux autres teintures, l’une ignée et l’autre aquatique, qui devaient être réunies dans l’homme, et s’identifier avec la Sagesse ou la Sophie - mais qui maintenant sont divisées - se recherchent mutuellement avec ardeur, espérant trouver l’une dans l’autre cette Sophie qui leur manque. ”[7]

Ainsi la sagesse divine se trouve être placée à un endroit clef puisque l’homme doit s’identifier à elle pour retrouver le principe de la Lumière.

“ L’homme découvrant la science de sa propre grandeur, apprend qu’en s’appuyant sur une base universelle, son Être intellectuel devient le véritable Temple, que les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l’environnent et le suivent partout ; que le Sacrificateur, c’est sa confiance dans l’existence nécessaire du Principe de l’ordre et de la vie ; c’est cette persuasion brûlante et féconde devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ; que les parfums et les offrandes, c’est sa prière, c’est son désir et son zèle pour le règne de l’exclusive Unité ; que l’autel, c’est cette convention éternelle fondée sur sa propre émanation, et à laquelle Dieu et l’Homme viennent se rendre, pour y trouver l’un sa gloire et l’autre son bonheur ; en un mot que le feu destiné à la consommation des holocaustes, ce feu qui ne devait jamais s’éteindre, c’est celui de cette étincelle divine qui anime l’homme et qui, s’il eut été fidèle à sa loi primitive, l’aurait rendu à tout jamais comme une lampe brillante placée dans le sentier du trône de l’Éternel, afin d’éclairer les pas de ceux qui s’en étaient éloignés ; parce qu’enfin l’homme ne doit plus douter qu’il n’avait reçu l’existence que pour être le témoignage vivant de la Lumière et de la Divinité. ”[8]

Cette citation du Tableau Naturel, nous montre très clairement la démarche de Saint-Martin. Tous les aspects visibles et extérieurs, des flambeaux, des parfums, des offrandes, de l’autel sont intériorisés. La démarche ne consiste pas à poursuivre sa quête par l’intermédiaire des rites visibles, mais de commencer par le cheminement intérieur menant au trône de gloire où siège le fils de Dieu et de s’élever ensuite par la voie droite jusqu’à l’Éternel présent en nous. Cette démarche va être celle du Philosophe Inconnu mais sans demeurer une pure spéculation. Elle va devenir une élévation intérieure par la prière, le zèle et le désir de l’unité en Dieu. Quelques phrases du “ Ministère de l’Homme Esprit ” illustrent cela fort bien : “ D’un côté la magnificence de la destinée naturelle de l’homme est de ne pouvoir réellement et radicalement appéter par son désir la seule chose qui puisse réellement et radicalement tout produire. Cette seule chose est le désir de Dieu ; toutes les autres choses qui entraînent l’homme, l’homme ne les appète point, il en est l’esclave et le jouet. D’un autre côté, la magnificence de son ministère est de ne pouvoir réellement et radicalement agir que d’après l’Ordre positif à lui prononcé à tout instant, comme maître à son serviteur et cela par la seule autorité qui soit équitable, bonne, conséquente, efficace et conforme à l’éternel désir. ”[9]

Celui qui ressent cet appel, cette volonté de fouler le sentier ascendant devient ainsi un homme de désir, animé du désir de Dieu. Ce sentier menant à l’initiation spirituelle devient avec Saint-Martin une voie de prière et d’ascèse, tout à fait indépendante des voies extérieures connues à cette époque. Elle ne rejette rien et même si dans un rituel symbolique un flambeau est allumé il ne devient pas en priorité un support magique, mais la matérialisation d’un état intérieur. Cela n’empêche pas Saint-Martin d’étudier l’univers d’une manière qui nous semble aujourd’hui très moderne et nous en n’en citerons que quelques phrases pour preuve : “ Il est incontestable que la matière n’existe que par le mouvement, car nous voyons que quand les corps sont privés de celui qui leur est accordé pour un temps, ils se dissolvent et disparaissent insensiblement (...) Il est évident que l’étendue n’existe que par le mouvement... ”[10]

Par une image célèbre, l’univers est alors comparé à un livre : “ la cause première ou Dieu étant l’écrivain, la nature étant le livre écrit et l’homme le lecteur. Mais ce lecteur ne comprend pas ou comprend mal bien souvent, le sens exact des pages du livre. Il faut pour en avoir l’intelligence de patientes méditations. ” [11]

Il est absolument évident aujourd’hui pour tout le monde, que Saint-Martin est l’inspirateur par excellence d’une voie intérieure issue de Jacob Böhme. Il est encore plus classique d’opposer celle-ci, comme nous l’avons fait, à la voie extérieure de Martinès bien souvent dans le but, de la rejeter ou de la discréditer. Mais pour certains la pratique mystique se limite à l’observance d’une voie passive, statique, immobiliste qualifiée de “ Martinisme et voie cardiaque ”. Qu’appelons nous, un immobilisme mystique ? Cette pratique ou cet état d’esprit consiste, sous le prétexte d’une pratique intérieure, à se contenter de subir les événements, à confondre prière et vigilance intérieure avec la méditation passive et stérile. Croire que l’on peut, dans cette voie, avancer vers Dieu en cultivant une telle attitude mentale est très certainement une erreur. Nous ne dirions pas la même chose si nous parlions d’une autre voie. Mais nous décrivons ici ce qu’est le Martinisme et non telle ou telle école orientale, qui a bien évidemment une valeur indéniable.

Les hommes de désir dont parle Saint-Martin sont des hommes d’action, de feu et non des fatalistes choisissant une attitude fuyante et condescendante face à la vie et à ses circonstances. Ils ne se laissent pas submerger par les impressions ou les influences de l’invisible. Ils ont en eux le désir de Dieu, le désir de la connaissance et de la sagesse. Ils ne se laissent plus ballotter par cet océan que sont l’univers et la vie. Le martiniste se lève et s’avance vers la porte. L’Evangile ne dit-il pas “ Frappez et l’on vous ouvrira ” ?

L’homme de désir est un homme d’action, mais non, selon la voie de Saint-Martin, un magicien. Toutefois, comme nous venons de le dire, Saint-Martin ne préconise pas la voie passive, mais la voie intérieure ! L’on a trop cru que si la voie était intérieure elle devenait méditation passive, distincte de l’action extérieure, voie de Martinès. Or il n’en est rien. Il suffit de se pencher sur la vie de Maître Philippe de Lyon pour réaliser ce que Saint-Martin désirait. L’homme tourné vers ses semblables les aide réellement, à tout instant, non pas seulement par les plans invisibles - ce qui serait trop facile - mais par sa présence effective auprès de ceux qui souffrent. La voie intérieure se développe quant à elle par la prière, par l’oraison, par la retraite dans son temple intérieur.

La voie cardiaque du Philosophe Inconnu est paradoxalement une voie qui se situe autant dans le visible que dans l’invisible. C’est une voie de désir comprise comme un pur dynamisme, une volonté.

Ce n’est pas couvert de ses symboles rituels et habillé de blanc, que le Supérieur Inconnu va se présenter auprès des malades du corps et de l’âme, mais voilé, inconnu, agissant par l’intermédiaire du coeur qui parle le langage de l’amour. Nulle trace de passivité dans cet homme de désir qui peut s’élever, méditant en lui-même les écritures saintes, la voie des anciens, recherchant l’union avec Dieu. L’action extérieure ne sera que la matérialisation d’un état intérieur ; “ cherchez le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît... ”

Ainsi définie, la voie martiniste se découvre sous une nouvelle orientation, avec une force et une grandeur qui est loin d’avoir disparue, bien qu’elle soit parfois difficile à reconnaître. Saint-Martin écrivit des livres que l’on aurait grand intérêt à étudier même s’ils peuvent nous paraître ardus. Un message, un vécu et une voie y sont contenus qui ne peuvent qu’attiser en nous la flamme qui y sommeille. Mais si Saint-Martin a écrit nous avons pu voir qu’il a aussi transmis, “ deux lettres et quelques points ” disait Papus ; mais aussi un influx, une initiation. C’est l’ouverture d’une porte, celle de S.I., Supérieur Inconnu, Serviteur Inconnu - qu’importe le terme - la porte du coeur, que la tradition martiniste a perpétuée. Ouverture soit, mais aussi transmission d’un esprit, d’une concrétisation symbolique et par delà les deux lettres, de quelques lumières supplémentaires. Le dépôt de Saint-Martin était sauvé, Papus et d’autres pouvaient, 80 ans plus tard, le réveiller en lui donnant une forme et un contenu supplémentaire.


[1]. Ibid, p. 43.

[2]. R. Amadou, Louis Claude De Saint-Martin, Ed. Adyar, 1946.

[3]. Ibid.

[4]. Jacob Böhme, L’aurore naissante ou la racine de la philosophie, de l’astrologie et de la théologie, traduit de l’allemand par le Philosophe Inconnu, Ed. Arché 1977, p. 7-8.

[5]. Psychologia Vera, question 1-48, cité par A. Faivre dans son ouvrage : Kirchberger et l’illuminisme au XVIII° siècle, Archives internationales d’histoire des idées, Martinus Nijheff, Lahaye, 1966.

[6]. A. Faivre, Op. Cit., p. 163-164.

[7]. Ibid., p.167.

[8]. Cité dans : Du Martinisme et des Ordres martinistes, J. Boucher, Ed. Dervy, 1953, p. 16-17.

[9]. Ibid, p. 14.

[10]. Ibid, p. 14.

[11]. Ibid, p. 17.

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